La prise d'acte de rupture : mode de rupture autonome du contrat de travail et action résolutoire autonome
On ne présente plus guère la prise d’acte de rupture du contrat de travail. Elle n’a certes pas l’aura et l’attrait de la rupture conventionnelle, créée par le législateur en 2008 et qui a séduit plus de deux millions d’entreprises et de salariés en leur permettant de rompre d’un commun accord un contrat de travail à durée indéterminée, d’allouer au salarié une indemnité au moins égale à l’indemnité légale ou conventionnelle de licenciement et, enfin mais surtout, de conduire à une prise en charge au titre du chômage.
La baisse globale du volume des affaires traitées par les conseils des prud’hommes en France et, mécaniquement, par les chambres sociales des cours d’appel n’y est certainement pas étrangère.
La prise d’acte de rupture rompt elle aussi le contrat de travail mais dans un contexte bien moins consensuel.
Elle permet, en effet, au salarié de rompre immédiatement et sans préavis son contrat de travail en invoquant des manquements, des fautes de son employeur qui ne permettent plus de maintenir le lien contractuel.
C’est une création purement jurisprudentielle, ignorée du code du travail, à l’exception de son régime procédural tel que prévu par l’article L 1451-1 et prévoyant principalement la saisine directe du bureau de jugement du conseil des prud’hommes qui doit alors statuer au fond dans le délai d’un mois suivant sa saisine.
La Cour de cassation a pu affiner sa jurisprudence et il est désormais clairement établi qu’une prise d’acte de rupture du contrat de travail produit les effets, soit d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les manquements invoqués par le salarié étaient suffisamment graves et empêchaient le maintien du contrat de travail soit, au contraire, les effets d’une démission. (Cass soc 2 avril 2014, n° 13-11-187).
Une telle rupture définitive du contrat de travail n’est pas systématiquement suivie de l’engagement d’un contentieux et on peut concevoir qu’un salarié soit réticent à se lancer dans une aventure judiciaire, à supporter des honoraires, à revivre les faits qu’il a justement cherché à bannir de son quotidien professionnel ou encore à affronter le redoutable aléa judiciaire et le risque d’une condamnation au paiement de l’indemnité compensatrice de préavis non effectué, s’il ne parvient pas à convaincre le juge du fond du bienfondé de son action et de la gravité des manquements allégués.
Qu’on ne s’y trompe pas : les situations sont très diverses et les injustices, manquements, violations des obligations contractuelles sont tantôt établis, tantôt imaginaires et il appartient au juge du fond d’apprécier souverainement les éléments versés aux débats, la preuve des faits suffisamment graves et empêchant le maintien du contrat de travail incombant au salarié .
Rien n’empêche d’ailleurs l’employeur d’agir en justice le premier ( c’est beaucoup plus rare) , sûr de son bon droit , soucieux d’obtenir le paiement du préavis précité (à plus forte raison si le préavis est long et le salaire brut élevé ) et enfin de s’expliquer sur ce qu’on lui a reproché.
En effet, la prise d’acte de rupture brille généralement par sa brutalité, son instantanéité qui rompent immédiatement et irrémédiablement le contrat de travail, les éventuelles explications et dénégations ultérieures de l’employeur étant insusceptibles de faire renaître le lien contractuel et de reporter l’obligation de remettre à bref délai les documents consécutifs à la rupture ( certificat de travail, solde de tout compte et attestation pôle emploi, correctement remplie de surcroît).
La Cour de cassation ne s’est pas montrée exigeante sur le formalisme d’une telle rupture et admet qu’elle puisse être présentée par l’avocat d’un salarié au nom de ce dernier ( Cass soc, 4 avril 2007, n° 05-42-847), par télécopie ( Cass soc, 30 mai 2013, n° 12-17-413) ou encore par une simple lettre d’un salariée à l'employeur assortie de reproches à l'encontre de celui-ci et lui réclamant les documents de fin de travail après avoir cessé le travail ( Cass soc 30 avril 2014, n° 13-12-148).
Ne pourrait on pas alors exiger du salarié, sur le point de prendre acte de la rupture de son contrat de travail, d’inviter son employeur à réparer les manquements dénoncés, à cesser les comportements supposés fautifs et à l’avertir qu’à défaut, le contrat sera rompu et que cet employeur risque d’en assumer toutes les conséquences ?
C’est après tout une question de bonne foi qui irrigue le contrat de travail depuis sa création jusqu’à sa rupture. C’est aussi et surtout le principe même du mécanisme résolutoire, en matière contractuelle, réaffirmé par l’Ordonnance 2016-131 du 10 février 2016 qui, réformant notre droit des obligations, a introduit de nouveaux articles dans le code civil, dont les articles 1224 à 1226, lesquels disposent respectivement:
« La résolution résulte soit de l'application d'une clause résolutoire soit, en cas d'inexécution suffisamment grave, d'une notification du créancier au débiteur ou d'une décision de justice ».( article 1224).
« La clause résolutoire précise les engagements dont l'inexécution entraînera la résolution du contrat. La résolution est subordonnée à une mise en demeure infructueuse, s'il n'a pas été convenu que celle-ci résulterait du seul fait de l'inexécution. La mise en demeure ne produit effet que si elle mentionne expressément la clause résolutoire. »( article 1225)
« Le créancier peut, à ses risques et périls, résoudre le contrat par voie de notification. Sauf urgence, il doit préalablement mettre en demeure le débiteur défaillant de satisfaire à son engagement dans un délai raisonnable. La mise en demeure mentionne expressément qu'à défaut pour le débiteur de satisfaire à son obligation, le créancier sera en droit de résoudre le contrat. Lorsque l'inexécution persiste, le créancier notifie au débiteur la résolution du contrat et les raisons qui la motivent. Le débiteur peut à tout moment saisir le juge pour contester la résolution. Le créancier doit alors prouver la gravité de l'inexécution ».( article 1226)
Le contrat de travail est évidemment un contrat d’un type particulier, dont l’élément caractéristique est le lien de subordination juridique, généralement défini comme le pouvoir d’un employeur de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné.
On sait que l’existence de ce lien de subordination juridique est appréciée souverainement par le juge du fond, nullement tenu de s’arrêter à la dénomination du contrat qui lui est présenté ni à la volonté des parties. Mais le contrat de travail reste fondamentalement un contrat, soumis comme tel, notamment, aux conditions de validité des contrats, rappelées par l’article 1128 du code civil, c’est-à-dire, un consentement ( exempt de vices), une capacité des parties contractantes, un objet licite et certain.
L’article L1221-1 du code du travail ne rappelle-t-il pas que : « Le contrat de travail est soumis aux règles du droit commun. Il peut être établi selon les formes que les parties contractantes décident d'adopter. » ?
Il n’était donc pas sans pertinence d’envelopper la prise d’acte de rupture du contrat de travail, création prétorienne, du voile législatif du mécanisme résolutoire inscrit aux nouveaux articles précités du code civil.
Le conseil des prud’hommes de Nantes, non sans une certaine sagesse et peut-être réticent à créer une jurisprudence qu’un avocat inspiré lui aura certainement suggérée et plaidée, a préféré interroger la Cour de cassation le 11 décembre 2018, en lui demandant si le nouvel article 1226 du code civil ( plus haut cité) était applicable au salarié qui prend acte de la rupture de son contrat et, dans l’affirmative, quelles seraient alors les conséquences juridiques attachées à une prise d’acte prononcée sans mise en demeure préalable.
La Cour de cassation a rendu, le 3 avril 2019 un avis, rédigé ainsi :
« Vu les articles L. 441-1 et suivants du code de l’organisation judiciaire et 1031-1 et suivants du code de procédure civile ;
Vu la demande d’avis formulée le 11 décembre 2018 par le conseil de prud’hommes de Nantes, reçue le 7janvier 2019, dans une instance opposant M.X... à la société IVALIS France ci-après dénommée IVALIS, et ainsi libellée :
L’article 1226 du code civil (dans sa rédaction issue de l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016), qui impose notamment, préalablement à toute résolution unilatérale du contrat et sauf urgence, de mettre en demeure le débiteur défaillant de satisfaire à son engagement dans un délai raisonnable, est-il applicable au salarié qui prend acte de la rupture de son contrat de travail ?
Dans l’affirmative, quelles sont les conséquences juridiques attachées à la prise d’acte prononcée sans que cette exigence ait été respectée ?
Sur le rapport de Mme Valéry, conseiller référendaire, et les conclusions de M.Liffran, avocat général, entendu en ses observations orales ;
Vu les observations écrites et orales de la SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, pour la société IVALIS France ci-après dénommée IVALIS ;
Motifs
L’article 1224 du code civil, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016, prévoit que la résolution du contrat résulte soit de l’application d’une clause résolutoire soit, en cas d’inexécution suffisamment grave, d’une notification du créancier au débiteur ou d’une décision de justice. L’article 1225 du même code précise les conditions de mise en oeuvre de la clause résolutoire.
Aux termes de l’article 1226 du code civil, le créancier peut, à ses risques et périls, résoudre le contrat par voie de notification. Sauf urgence, il doit préalablement mettre en demeure le débiteur défaillant de satisfaire à son engagement dans un délai raisonnable. La mise en demeure mentionne expressément qu’à défaut pour le débiteur de satisfaire à son obligation, le créancier sera en droit de résoudre le contrat. Lorsque l’inexécution persiste, le créancier notifie au débiteur la résolution du contrat et les raisons qui la motivent Le débiteur peut à tout moment saisir le juge pour contester la résolution. Le créancier doit alors prouver la gravité de l’inexécution.
Les modes de rupture du contrat de travail, à l’initiative de l’employeur ou du salarié, sont régis par des règles particulières, et emportent des conséquences spécifiques, de sorte que les dispositions de l’article 1226 du code civil ne leur sont pas applicables.
La cour est d'avis que
L’article 1226 du code civil, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n°2016-131 du10 février 2016, n’est pas applicable au salarié qui prend acte de la rupture de son contrat de travail ».
( avis n° 19-70001 du 3 avril 2019)
Le salarié qui prend acte de la rupture de son contrat de travail n’est donc pas tenu de mettre au préalable son employeur en demeure de satisfaire à ses obligations contractuelles et il n’encourt donc pas le risque, notamment, qu’on lui oppose, une fois devant le juge, l’irrecevabilité de son action pour défaut de mise en demeure préalable.
Cette position de la Cour de cassation n’est pas absolument convaincante au regard des règles fondamentales du droit des obligations dont le contrat de travail, contrat certes d’un genre bien particulier, ne peut totalement s’affranchir.
Le juge suprême a probablement choisi de privilégier le débat au fond ( existence, consistance, ancienneté des griefs invoqués et pouvoir souverain d’appréciation du juge du fond) et de faire en sorte que le salarié, partie réputée faible au contrat de travail, qui ne connaît pas nécessairement les articles du code civil susvisés, qui peut agir seul, sans avocat, devant le juge prud’homal ( ce n’est plus le cas devant la cour d’appel ) ne se voit pas opposer une exception d’irrecevabilité de son action, sévère peut-être mais finalement de pur droit.
Que serait-il advenu, par ailleurs, du contrat de travail en cas de prise d’acte sans mise en demeure préalable ? Simple démission, maintien du contrat ? La situation eût été incertaine. Une solution de bon sens a finalement été retenue mais, pour autant, nul ne peut assurer qu’elle ne sera pas, à l’avenir, amendée, adaptée ou remise en cause.
Philippe LIOUBTCHANSKY, avocat au Barreau de Paris, maître de conférences associé à l’Université Paris XIII.